Retour à un sentiment religieux originel |
Mononoke Hime (Princesse Mononoke) est l'ultime film de l'un des plus grands maîtres de l'animation japonaise: Hayao Miyazaki, le point d'orgue de la carrière d'un cinéaste militant qui, malade, se retire des devants de la scène.
Depuis la fondation du studio Ghibli (en 1985 à l'occasion de la réalisation de Nausicaä), Miyazaki et son collègue Isao Takahata ont produit des films qui dénotent notamment par leur représentation de la nature. Nausicaä donnait une image fantastique, surnaturelle et inquiétante de la nature. Par contre, Laputa la montrait merveilleuse voire même paradisiaque lorsque l'on arrive sur le château céleste; Totoro dévoilait un visage idyllique de l'environnement avec ce grand camphrier dans lequel vivent d'adorables créatures.. Cette vision des choses n'était pas à proprement parler fausse mais plutôt partielle. Avec Mononoke Hime, Miyazaki a voulu rectifier cette vision incomplète de la Nature. Il s'est placé dans un contexte complètement en rupture avec ce qu'est le Japon d'aujourd'hui en faisant dérouler son histoire à l'ère Muromashi (c'est-à-dire le moyen-âge japonais il y a un peu plus de 500 ans). A cette époque la forêt s'étendait presque partout sur le territoire japonais.
Pour bien apprécier toute la portée de la représentation de la nature dans Mononoke Hime, il faut considérer que Miya-sama (sama = maître) est shintoïste (ce qui n'est pas rien !!). Il apparaît donc très intéressant pour quiconque s'intéresse au film de comprendre quelques grands fondements du shintoïsme qui transparaissent dans le film pour mieux le comprendre et l'interpréter (pas évident pour nous, pauvres occidentaux profanes !!).
Le shinto est une des deux religions les plus implantées au Japon avec le bouddhisme. Elle en est d'ailleurs assez proche, leur histoire étant souvent étroitement liée.
On connaît mal l'histoire du shinto. L'une des principales sources d'informations est le Kojiki (Notes sur les faits anciens, chronique mythologique des origines du Japon) compilé en 712. Cet ouvrage peut être considéré comme la Bible du shinto.
Par, en quelques sortes, opposition au bouddhisme qui est longtemps resté une religion urbaine, le shinto s'appuie plus sur des croyances et des pratiques 'primitives'. Mais tout ceci est à prendre avec des pincettes car ce n'est pas aussi simple que cela. Ce qui est ici intéressant, c'est que le pilier fondamental de cette religion, clairement archaïque lui, est très présent dans le film. Il s'agit de la notion même du divin, du sacré: le kami, ou gami, que l'on doit bien se restreindre à traduire par 'dieu' ou 'divinité'. Etymologiquement kami signifie 'supérieur'. Supérieur serait à interpréter comme supérieur à l'homme même si dans le film ce n'est pas si évident pour tous les kamis comme par exemple l'Inugami (déesse louve) Moro.
Le shinto élève au rang de kami des forces naturelles personnalisées (Soleil, Lune, Typhon, ...) mais plus généralement tout ce qui peut apparaître mystérieux, redoutable (montagnes, mers, fleuves, rochers, vents, animaux sauvages, arbres, objets de forme étrange ou d'origine inconnue). On peut même considérer kami des hommes voire des animaux vivants ou morts (à la fin du film, la déesse Moro pourtant morte va être animée d'une énergie surnaturelle pour attaquer Eboshi, ce qui montre bien qu'elle est toujours un kami). Les kamis sont donc innombrables, présents partout et sous n'importe quelle forme.
Il faut donc toujours conserver une extrême prudence, les plus petits étant parfois les plus susceptibles ! Leur caractère est ambigu comme la nature elle-même et même les meilleurs d'entre eux (et les plus grands) possèdent un arami-tama (esprit de violence) qu'il faut concilier par des rituels appropriés.
C'est là qu'intervient une autre notion à associer à celle de kami également très intéressante pour nous puisqu'elle intervient aussi largement dans le film : c'est la notion de tatari, notion à valeur essentiellement morale, toute aussi archaïque que celle de kami. N'importe quel kami peut être frappé d'un tatari (tatari est souvent traduit par malédiction ou châtiment) à l'occasion d'une faute ou tsumi. Le tsumi traduit lui, dans sa conception moderne, l'idée de 'mauvaise action' qui obscurcit l'entendement et fait obstacle à l'illumination, c'est-à-dire le salut, il peut être compris comme 'souillure' ; dans une conception plus ancienne le tsumi a un caractère plus physique : c'est le contact du sang, de cadavre, … qui constitue la souillure. En fait on peut encore élargir le champs des tsumis et donc des tataris qui en sont la conséquence : le tatari peut survenir au contact d'un kami (même contre sa volonté) ou de son territoire. Le proverbe dit : 'Il n'est point de tatari du fait d'un kami que l'on ne touche point'. Pour échapper aux conséquences d'un tatari imprudemment encouru, il faut se purifier soit et son entourage...
Fin de ce petit aperçu rapide sur le shinto !!
Dans Mononoke Hime, Miya-sama a donc choisi comme pivot de son scénario l'animisme : il a choisi d'élever au rang de kami les animaux. Les animaux-dieux étants hiérarchisés en quelques sortes avec le Shishi-gami (dieu-cerf) au dessus des autres. En dessous on retrouve en autres Moro, l'Inu-gami (dieu-chien) ; ces inu-gami étaient très fréquents dans les formes primitives du shinto mais sont réfutés par ses théoriciens modernes. Miyazaki fait apparaître sans complexe ce personnage de Moro puisque l'histoire se déroule il y a 5 siècles. Moro serait peut-être même un moyen pour l'auteur de bien montrer qu'il se replace dans un contexte plus primitif au niveau religieux autant qu'au niveau historique.
Si Miyazaki a choisi les animaux comme kamis c'est, je pense, parce qu'il envisage ces films aussi (et peut-être même avant tout) comme des grands divertissements populaires. Les animaux sont beaux, majestueux ; ils montrent également la dureté et la cruauté de la nature. Les autres formes de kamis seraient apparues plus austères et auraient donc été moins attrayantes pour le public.
Miyazaki est un fervent shintoïste et cette représentation des kamis est très audacieuse, le plus osé est de loin la représentation du Shishi-gami lui-même, avec son visage étrangement humain. Dans des interviews à l'occasion de la sortie du film, le maître répondait à ce sujet : " C'est téméraire et plutôt affreux d'avoir fait ça, non ? En fait je ne sais pas… ". En réalité cette représentation sert le film, c'est sûr, mais il faut bien voir qu'elle n'est pas évidente à priori de la part même d'un shintoïste. On décèle là que le maître privilégie dans une certaine mesure le message écologiste qu'il veut faire passer à la rigueur religieuse même si il ne l'avoue pas ouvertement.
Une autre notion fondamentale que l'auteur exploite dans l'histoire est bien sûr la notion de tatari. Là encore Miyazaki prend l'initiative de sa représentation. Cette notion aujourd'hui principalement morale n'a bien sûr pas de concrétisation matérielle. Par contre, comme primitivement cette notion était plus physique, il n'est pas absurde de la montrer. Mais comme les connaissances sont très vagues sur ces formes archaïques du shinto et comme ces démons restent de toutes façons toujours cachés, le degré de liberté pour cette représentation était très grand. En fait Miyazaki a choisi de concrétiser cette malédiction par une multitude de vers noirs grouillants autour du porteur du tatari parce qu'il a l'impression que quand il est très énervé de telles formes poisseuses vont jaillir de tout son corps ! (heureusement, il sait se contrôler !!!) Un dessinateur a été spécialement chargé de cette mission mais il a du reprendre son travail à zéro à plusieurs reprises car ce qu'on attendait terrifiant devenait 'mignon' et attachant !! ce qui, on le comprend, s'avéra gênant...
Dans Mononoke Hime, le tsumi qui provoque le tatari est l'excès de haine et de colère qui atteint son apogée dans la souffrance physique : Nago, le tatari-gami du début du film, a été frappé de la malédiction en recevant un tir d'arme à feu d'hommes (peut-être ceux de la forge Tatara). De façon assez similaire, Okkotonushi est frappé d'un tatari quand les hommes de Jiko Bou camouflés dans des peaux de sangliers viennent essayer de l'achever alors qui ne peux déjà pratiquement plus bouger.
Un autre point (par rapport au tatari et au film) important à voir c'est la possibilité de pouvoir échapper aux effets du tatari par la purification (voir plus haut). Ceci peut nous aider à mieux interpréter la fin du film quand le Shishi-gami vient donner un baiser mortel à l'Ino-gami (dieu-sanglier) Okkotonushi. L'héroïne, San, qui a largement été souillée par le tatari mais par imprudence et non à la suite d'un tsumi va être amenée dans l'eau du lac de l'antre sacrée du Shishi-gami par Ashitaka. C'est cette eau qui va la purifier et la sauver du sort réservé aux victimes du tatari quand le dieu-cerf vient mettre fin à la malédiction. Dans cette scène il faut bien voir le tatari comme un tout. C'est le même tatari que porte Okkotonushi et Moro qui est venue se souiller pour sauver San. C'est pour ça que Moro meure immédiatement quand le Shishi-gami effleure Okkotonushi. Il y a un équilibre en fait, le tatari est porté à son terme ce qui signifie la mort pour ceux qui en sont largement affligés et par contre la libération pour ceux qui sont moins touchés (ici un des fils de Moro que l'on voyait contaminé avant la venue du Shishi-gami mais qui survit ensuite, et San protégée par les eaux sacrées). La compréhension de ceci est facilitée par une transposition assez semblable plus tôt dans le film quand le Shishi-gami prend la vie d'une branche pour soigner la blessure d'Ashitaka… mais enfin… ça reste pas très évident pour un occidental !
Les grandes ficelles du shinto permettent de mieux interpréter le film mais tout cela nous explique pas pourquoi Miyazaki base tout son film sur ces croyances, au milieu de cette forêt fantastique, avec ces animaux en conflit absolu avec les humains qui ne cherchent qu'à s'émanciper. Là encore, il faut se replacer dans le contexte japonais.
Au Japon, la forêt était il n'y a que quelques décennies encore souveraine sur une bonne partie du territoire nationale. La forêt était respectée, elle avait souvent un caractère sacré et notamment par l'influence du shinto et du bouddhisme, de nombreux espaces étaient très craints et donc jamais fréquentés. Dans Mononoke Hime (Mononoke désignant cette forêt redoutée), on voit bien que la forêt est ressentie avec une très grande peur : Kouroku, un des hommes qu'Ashitaka sauve au début, est littéralement terrorisé par les Kodamas, ces petits esprits des arbres qui n'ont pourtant vraiment rien d'effrayants. Simplement ils viennent de la forêt et tout ce qui a trait à cette forêt effraie.
Depuis la défaite de la seconde guerre mondiale, les japonais n'ont cessé de déboiser pour construire des habitations. (A ce propos, l'excellent film de Takahata : Pompoko montre les désastres de cette course à l'urbanisation sur la faune et en particulier des rongeurs : les tanukis (espèce de blaireau). Un film à voir mais pas évident à se procurer en France ..). Bien sûr les forêts sacrées restent sacrées mais on contourne le problème autant que possible. Certaines montagnes étaient sacrées et ne pouvaient pas être habitées : et bien on a nivelé le terrain, c'est-à-dire tout rasé : plus de montagne donc plus de problème. Il y a de quoi être écologiste !!
Aujourd'hui il reste des forêts protégées, des grands espaces respectés, même près des plus grandes villes (c'est assez frappant) mais ces endroits sont très peu nombreux par rapport à il y a quelques années. En plus la culture a tendance à s'occidentaliser donc ce qui permettait le salut de certains lieux, c'est-à-dire la crainte qu'ils suscitaient, a tendance à disparaître. Il y a seulement quelques années, il y avait des endroits près de Tokyo où il n'y avait pas besoin de barrière pour que personne n'ose s'y aventurer. Les gens craignaient sincèrement de tomber sur un kami néfaste… Aujourd'hui c'est largement moins vrai.
Dans cette situation, Miya-sama aurait pu faire un film farouchement écolo où le héros Ashitaka s'attaque à des salauds de forgerons qui n'ont d'autre but que de détruire la nature. Mais comme le dit l'auteur lui-même : rien n'a jamais été aussi simple. Pour ma part, je pense que l'on peut laisser ces visions résolument manichéennes à quelques studios commerciaux de l'autre côté de l'océan, enfin …
Non au contraire, dans Mononoke Hime, le maître dépeint finement les problèmes de développement de son pays, le côté fantastique du film n'étant nullement une barrière. Les gens de Tatara et leur leader Eboshi ont une position tout aussi compréhensible que les animaux. Miyazaki ramène en fait l'idée que la nature est quelque chose de magnifique, de fascinant mais aussi dur, cruel, parfois même stupide. Il redonne à la nature l'image qu'elle a tendance à perdre aujourd'hui au Japon sans pour autant accuser tous ces concitoyens de criminels. Selon les mots de l'auteur lui même pour prendre conscience du risque qu'on fait mener au pays en oubliant à ce point l'environnement : " il suffit de revenir à ce sentiment religieux originel, cette idée forte qu'il y a quelques part, au fin fond des montagnes, une fontaine de pureté que l'on doit préserver… Il est inutile de philosopher, il faut simplement respecter la vie, essayer de laisser un monde où il soit encore possible de vivre harmonieusement ". C'est bien ce 'retour à ce sentiment religieux originel' que Miyazaki propose dans cette ultime œuvre. Ce sentiment qui d'ailleurs est commun au shinto et au bouddhisme. Il rappelle son public vers une notion fondamentale que la folie du développement ultra-rapide du Japon a fait petit-à-petit disparaître.
Ce qui intéresse l'auteur n'est pas non plus le retour à la tradition religieuse en soi : Mononoke Hime n'est pas un témoignage d'intégrisme !!! mais plutôt un appel à cette conviction que la Nature est quelque chose d'essentielle, de magnifique et de terrifiant à la fois, que couper sans cesse des arbres ou tuer tant d'animaux, etc… c'est détruire notre monde. L'idée que la nature abrite des forces, des démons ou des dieux bienveillants est intéressante. On n'a peut être plus l'habitude aujourd'hui de se promener dans la campagne pour se rendre compte de la grande influence qu'à la nature sur nous. Il reste quand même des éléments marquants comme le fait que se balader la nuit seul dans la forêt effraye même quand il n'y a objectivement aucun danger. Le shinto (un peu comme le bouddhisme) a à ce sujet une vision des chose à mon avis assez fondée. Détruire la Nature, c'est un peu se détruire soi-même, lentement … et effectivement si chacun avait aujourd'hui pleinement conscience de tout ce que la nature a de beau et aussi d'inquiétant et d'à quel point elle est importante pour nous, il est certain que les hommes ne la malmèneraient pas autant.. Alors vit-on dans un monde où les intérêts des hommes vont les amener à s'exclure inexorablement d'une dimension majeure de leur existence ? En tous cas, à la fin de Mononoke Hime, la Nature donne aux hommes une deuxième chance…
Si vous vous êtes donné la peine de lire tout cet article, c'est déjà que vous portez un minimum d'intérêt au film!!.. Dans ce cas, ce serait vraiment sympa de m'écrire un petit mot pour me dire ce que vous avez pensé du film et de cet article. Merci ;-)
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